Le monde est petit ♦ Sienna

Voilà déjà quelques jours que j’étais arrivée à Fadden Hills et je n’avais toujours pas osé faire mes petites recherches pour retrouver ma petite sœur. Je me doutais qu’elle devait m’en vouloir de l’avoir abandonné, de ne pas avoir cherché à la retenir quand elle avait été adoptée par sa famille. C’était pour cette raison que je n’avais jamais osé la retrouver. Mais après mon accident de danse, mon rêve brisé de devenir la plus grande danseuse étoile avait volé en éclat, me faisant relativiser ma vie. Mon rêve n’était rien comparé au manque de Soraya. Ma petite sœur n’avait plus que moi dans sa vie et pendant treize ans, j’avais été absente. Je comprendrais si elle venait à refuser de renouer contact avec moi, je ne lui en voudrais pas. Cela me permettrait de lui dire que je pensais à elle et que si un jour, elle voulait renouer le contact, je l’attendrais. Je ne comptais pas rester vivre à Fadden Hills, je n’étais présente en ville que pour retrouver ma petite sœur et ce serait déjà merveilleux si je pouvais passer un peu de temps avec elle avant d’avoir à retourner en Afrique du Sud. L’école de danse qui m’embauchait m’avait fait un contrat sur mesure. Je pouvais le rompre quand je voulais avec un petit préavis si je venais à quitter la ville. Et ce soir, j’avais décidé de travailler un petit peu. Ce n’était pas parce que la danse classique à haut niveau m’était désormais interdite que je ne pouvais pas entretenir ma souplesse et mon niveau sportif. Alors, j’avais demandé à faire un essai gratuit dans une salle de sport de la ville, voulant voir si elle était aussi bien que celle où j’étais inscrite avant en Afrique du Sud. Et je devais dire que je n’étais pas déçue. Le matériel n’était peut-être pas aussi neuf que celui de mon ancienne salle de sport mais il était tout aussi efficace et je découvrais même de nouvelles machines, comme quoi, ne jamais se fier à l’apparence d’une salle. Alors que je courais sur un tapis de course, je sentis soudain mon mollet me chauffer, signe que je devais arrêter. Mon tendon d’Achille était fragilisé par sa précédente rupture et je devais faire attention au moindre signe pouvant indiquer une nouvelle faiblesse. Je savais qu’une deuxième blessure pourrait être fatale à mon statut de professeur de ballet. Je m’assis sur un banc, massant doucement ma jambe, essayant de calmer la sourde douleur qui m’irradiait le mollet. Redressant la tête, je croisais le regard d’un homme. Je savais que je ne le connaissais pas, je ne connaissais personne en ville. Et pourtant, j’avais l’impression d’avoir déjà vu ces yeux quelque part. Je ne savais pas d’où et c’était assez ennuyeux. Je détestais cette sensation de déjà-vu, cette impression de connaître quelqu’un sans savoir d’où cela venait. Et dans ce genre de moment, j’avais facilement tendance à vouloir donner une réponse à ma question. Et étant donné que je n’étais pas spécialement timide, je quittais rapidement mon banc avant de m’approcher du jeune homme en question. « Excusez-moi, cela va peut-être vous sembler bizarre mais… On ne se serait pas déjà vu quelque part? » J’aurais l’air idiote s’il me répondait non. Mais au moins, je serais fixé, ce serait une grande avancée. Et qui sait, peut-être qu’il connaissait bien la ville et qu’il pourrait m’y guider. Parce que je devais reconnaître que j’avais facilement tendance à me perdre.

D’aussi loin que je me souvenais, j’avais toujours aimé le sport. Et j’étais bien contente de pouvoir continuer à en faire même si cela était parfois un peu douloureux. Même si mon tendon avait bien cicatrisé, je ne devais pas trop forcé car il avait quand même été fragilisé. Et c’est pendant l’une de mes pauses que je fis la découverte de ce jeune homme. Il me fixait du regard comme si je lui disais quelque chose et je dus avouer que c’était également mon cas. J’avais réellement cette impression de l’avoir déjà vu quelque part et je n’arrivais pas à remettre une situation. Je ne me souvenais pas de l’avoir déjà croisé à Fadden Hills et je doutais de l’avoir croisé en Afrique du Sud… Alors, n’aimant pas ne pas savoir, je me dirigeais vers lui pour lui poser moi-même la question. Cela pouvait paraître idiot mais cette impression de déjà-vu était assez troublante. J’avais peur d’être ridicule mais je ne pus m’empêcher d’être surprise quand il me répondit que lui aussi avait l’impression de m’avoir déjà vu. Mais lui non plus ne semblait pas se souvenir d’où. C’était bien notre veine. Alors que je buvais une gorgée de ma petite bouteille d’eau, il me demanda si je m’étais blessée et je jetais un coup d’œil à mon mollet. « Oh non. Du moins, pas aujourd’hui. J’ai des douleurs dans mon mollet depuis une rupture du tendon d’Achille, il y a quelques années. Je ne dois donc pas trop forcée pour éviter toute nouvelle rupture. » J’eus alors un petit souvenir nostalgique de cette période, avant mon accident. J’étais une grande danseuse étoile sud-africaine, promise à figurer parmi les meilleurs de ma génération… Jusqu’à ce soir où je fis une mauvaise chute qui me brisa les ailes. Je secouais alors doucement la tête avant de tendre la main au jeune homme. « Je m’appelle Sienna James, je viens d’arriver en ville. Et vous? » Comme dit, je n’étais nullement timide et mieux encore, j’aimais rencontrer du monde surtout quand j’étais dans une nouvelle ville.

J’avais beau regarder le jeune homme, je n’arrivais pas à remettre une circonstance de rencontre entre nous… Et c’était très déroutant. Parce que je m’étais toujours vanté d’avoir une excellente mémoire. Alors me retrouver ainsi devant un quelqu’un sans parvenir à remettre en place mes souvenirs pour savoir d’où je le connaissais, c’était dérangeant. Il me demanda si je m’étais blessé à la jambe et je lui expliquais que c’était les séquelles d’une ancienne blessure, que je me ménageais. Je hochais la tête quand il me confirma d’écouter mon corps. Mon médecin avait été très clair là-dessus. A la moindre sensation désagréable, je devais stopper toute activité sportive pour la journée et me reposer. Sauf qu’étant actuellement dans la salle de sport, je ne pouvais pas m’étendre sur un banc et rester là jusqu’au lendemain matin. Heureusement, j’avais la chance d’avoir une voiture automatique et donc pas de soucis pour passer les vitesses. J’en profitais pour me présenter, espérant qu’avec le prénom, j’arriverais à retrouver qui était la personne en face. Je tiquais quand il me répondit. Wade… Il portait le même prénom que le jeune homme qui m’avait autant aidé que je l’avais aidé en Indonésie, pendant le Tsunami. Mais je ne pouvais pas y croire, c’était trop simple. « J’ai connu un Wade il y a longtemps. Nos routes se sont brièvement croisées il y a treize ans. C’est amusant que vous portiez le même prénom que lui. » Pour moi, cela ne faisait pas de doute, les deux Wade étaient deux personnes différentes. Parce qu’elle était la probabilité que le jeune homme en face de moi soit celui-là même qui m’avait aidé en Indonésie? Elle était très mince, trop mince pour que j’y attache de l’importance.

Même si la situation m’agaçait franchement, j’étais contente d’avoir pu faire la rencontre du jeune homme en face de moi. Il y avait juste à espérer que l’on trouve vite si cette impression de déjà-vu était une simple impression ou si nous nous étions déjà réellement croisés tous les deux, quelque part. En tout cas, pouvoir discuter avec lui me permettait de me reposer, de laisser mon muscle se détendre. Je savais de toute façon que le sport, c’était fini pour moi ce soir. Mais pour être honnête, je n’avais pas spécialement envie de retourner chez moi vu que je vivais seule et que j’avais beaucoup de mal à accepter la séparation d’avec mes proches. Même si je vivais dans un quartier sympa, sur le bord de mer, je me sentais parfois seule. Bon, il suffisait que je sorte dans un lieu public mais cela ne valait pas la présence de quelqu’un près de soi quand on est seul à la maison. Et puis, je n’allais pas non plus monopoliser le jeune homme éternellement, il était venu ici pour faire du sport et pas pour faire ma connaissance. Quand il se présenta, je ne pus m’empêcher de repenser à un autre Wade que j’avais brièvement connu après le Tsunami en Indonésie. Et j’eus soudain l’impression qu’il avait une illumination. Sans que je n’ai précisé où c’était, il me parla de l’Indonésie, me demandant si j’étais bien la Sienna qu’il avait rencontré là-bas. Je restais bien bloquer pendant trente secondes, une expression de surprise sur le visage. « Oui, c’est moi. C’est dingue. Je suis contente de te revoir, tu as l’air en forme. » En même temps, treize ans avaient passé depuis le Tsunami alors oui, il était en forme. Et en meilleure forme que moi d’ailleurs. Même si ma blessure n’avait rien à voir avec le Tsunami, je ne pouvais pas dire que j’étais dans une forme olympique.

Si l’on m’avait un jour dit que je retrouverais la trace de Wade, le jeune homme qui m’avait épaulé lors du Tsunami en Indonésie, ici à Fadden Hills, j’aurais été loin d’y croire. Après tout, la terre était vaste et même si j’avais su qu’il était américain, jamais je n’aurais songé qu’il puisse habiter dans la même ville que ma petite sœur. Mais même si les souvenirs qui allaient avec le jeune homme n’étaient pas réjouissants, je ne pouvais m’empêcher d’être contente de le revoir. Après tout, j’avais cherché à le revoir une fois que l’on avait trouvé un hôpital mais j’avais été trop rapidement prise en charge par les médecins pour mon rapatriement en Afrique du Sud que je n’avais jamais pu savoir ce qu’il était devenu. J’avais même un temps pensé qu’il avait fini par mourir. Je n’avais aucune connaissance médicale il y a treize ans et je n’aurais su dire s’il était gravement blessé ou pas. Et remarquez, c’est encore le cas aujourd’hui. Mais lors de cet évènement, tout m’avait semblé tellement plus grave… Je ne pus m’empêcher de rire légèrement. « En forme, faut vite le dire quand même. Après, je suis d’accord, cela fait bizarre de se revoir après toutes ses années. Mais tu étais en train de t’entrainer, je ne vais pas te déranger plus longtemps. Faudra que l’on se retrouve en dehors, pour boire un verre… Enfin, si tu en as envie bien sûr. » Je ne voulais l’obliger à rien. Surtout que je ne savais pas ce qu’il avait vécu après que l’on se soit séparé à l’hôpital, il y a treize ans. Alors m’avoir en face de lui pouvait peut-être être douloureux s’il avait perdu des êtres chers là-bas.

Je ne m’étais tellement pas attendue à tomber sur une personne que je connaissais que j’étais un peu estomaquée. J’avais beau savoir que le monde était petit, la probabilité que je tombe sur Wade à Fadden Hills était minime… Je n’avais pas revu le jeune homme depuis treize ans, j’ignorais qu’il était américain et encore plus qu’il vivait ici quand j’étais partie à la recherche de ma petite sœur. Mais malgré cette surprise, j’étais contente de pouvoir voir qu’il s’en était sorti. Une fois que nous avions été pris en charge dans l’hôpital indonésien, je n’avais jamais réussi à le retrouver et j’avais fini par m’y faire, par accepter que je ne saurais jamais ce qu’il était devenu. Alors le destin me donnait enfin une réponse. Alors que je m’apprêtais à prendre congé, le jeune homme me répondit qu’il avait de toute façon terminée et que je ne le dérangeais pas. Il me proposa alors d’aller boire un verre en sa compagnie si j’en avais le temps et l’envie. J’avais bien remarqué l’alliance qu’il portait à la main gauche mais je ne fis aucun commentaire là-dessus. Après tout, je n’étais personne pour m’immiscer ainsi dans la vie du jeune homme même si nous avions été proches il y a treize ans. Ce n’était que parce que la situation nous l’imposait et rien ne disait que nous nous serions intéressés l’un à l’autre dans d’autres circonstances. « Le temps de prendre une douche et je serais partante. Par contre, on se retrouve à l’entrée de la salle? Je ne connais pas beaucoup la ville, je viens d’arriver… » En gros, s’il voulait boire un verre avec moi, il devrait me conduire dans un bar. Parce que je n’étais en ville que depuis une semaine et j’avais surtout passer mon temps à travailler, ne sortant pas spécialement après mes journées.

J’ignorais de quoi nous allions bien pouvoir parler autour de ce verre qu’il me proposait mais je me doutais que le Tsunami serait proscrit. Il ne voulait certainement pas en parler et ce n’était clairement pas moi qui allais lui poser des questions sur ce sujet. Après tout, J’ignorais s’il y avait perdu des membres de sa famille alors dans le doute, il valait mieux éviter le sujet. J’essayais de l’oublier et ce n’était clairement pas en parler qui m’aiderait. J’acceptais donc de boire un verre avec lui tout en lui demandant si cela ne le dérangeait pas d’attendre que je prenne une douche. Après tout, il était peut-être pressé, sa femme devait sûrement l’attendre… Mais il accepta sans soucis et regroupa ses affaires. Je fis de même de mon côté avant de rejoindre les vestiaires des femmes. Après une douche rapidement, je remis mes vêtements de ville, un jean et un gros pull bien chaud en cette saison. L’Afrique du Sud était d’un climat tout autre que Fadden Hills et clairement, j’avais froid. Je me glissais avec bonheur dans ma grosse veste chaude avant de rejoindre le hall et Wade. « Je suis prête, nous pouvons y aller. » J’espérais qu’il y avait un bar non loin de l’endroit où nous nous trouvions. Non pas que je ne voulais pas visiter la ville mais disons que je connaissais assez bien le trajet entre mon domicile et la petite maison que j’avais au bord de la plage. Je voulais éviter de m’éloigner de trop temps que je ne connaissais pas beaucoup la ville.

Je ne savais pas où le jeune homme allait pouvoir m’emmener mais je lui faisais confiance. C’était quelque chose de rare avec moi, j’avais toujours du mal à faire confiance aux gens. Mais j’avais connu Wade à une époque où je n’avais pas eu d’autres choix que de lui faire confiance. Et il m’avait été d’un grand secours alors je ne craignais pas de me retrouver dans une mauvaise situation. Je ne voyais pas pourquoi le jeune homme aurait changé au point de ne plus être quelqu’un de confiance. Une fois de retour à ses côtés, il m’expliqua que le bar était à quelques pâtés de maison de la salle de sport et je me contentais de hocher la tête avant de le suivre. C’était bien, pas besoin de voiture et je n’aurais pas spécialement de difficulté à retrouver la salle de sport et ma voiture pour rentrer chez moi. Alors que nous marchions côte à côte, il me demanda si j’habitais dans le secteur et je secouais la tête. « Non. J’habite sur la promenade, en bord de mer. Je ne viens par ici que pour la salle de sport. Sinon, je travaille sur l’Avenue Westerly, à l’école de danse. Ce ne sont vraiment que les trois endroits que je connais le plus à Fadden Hills. » On arriva rapidement devant le bar et Wade me tint la porte le temps que j’entre. Il me désigna une table non loin et je l’accompagnais donc. Une fois installé, je regardais un court instant la décoration du bar, un petit sourire aux lèvres. Cela me faisait du bien de sortir ainsi, ce n’étais pas habituel depuis mon arrivée à Fadden Hills. Et surtout dans un bar Country comme c’était le cas ici. Nous n’en avions pas en Afrique du Sud alors c’était très dépaysant pour moi. Je reportais mon regard sur le jeune homme en face de moi. « Cela fait longtemps que tu habites ici? » J’étais curieuse de savoir s’il habitait déjà ici quand nous nous étions croisés en Indonésie. Et puis, s’il habitait depuis un moment ici, peut-être qu’il y avait une chance pour qu’il connaisse ma petite sœur.

Alors que nous venions de nous installer à la table et que je venais de demander à Wade si cela faisait longtemps qu’il habitait ici, le serveur arriva rapidement pour prendre notre commande. Ayant décidé de ne pas prendre d’alcool parce que je devais encore prendre la voiture pour rentrer chez moi, mon choix se porta sur un cocktail sans alcool. Le serveur repartit rapidement pour préparer nos boissons alors que Wade répondait soudain à ma question. Je hochais la tête, souriant en me rendant compte que cela coïncidait à peu près avec l’arrivée de ma petite sœur en ville, quand sa famille adoptive était venue ici. Refaire le fil des années en sens inverse me fit me rendre compte que le temps avait passé, que nous avions changé Wade et moi. Je me demandais si Soraya pensait encore un peu à moi malgré le fait que je l’ai abandonné lorsqu’elle avait été adoptée. Enfin, ça, c’était dans son idée. Dans la mienne, je n’avais que seize ans quand je m’étais retrouvée seule avec Soraya et je n’avais donc pas l’âge légal pour devenir la tutrice légale de ma petite sœur. Pour son propre bien, j’avais toujours pensé qu’elle était mieux là où elle était. Wade ajouta qu’il n’aurait jamais imaginé me croiser en ville, après des années. Je ne pus m’empêcher de sourire tout en hochant la tête. « Oui, c’est dingue. Et encore, pour un peu, cela n’aurait pas eu lieu. Le monde est petit quand même entre toi, moi et ma petite sœur ici, à Fadden Hills, c’est à se demander s’il n’y a pas quelque chose en ville. » Il était clair que c’était étrange, trois survivants d’un même drame dans une même ville, c’était une sacrée coïncidence. Le serveur arriva rapidement avec nos verres et une fois servis, je levais le mien en direction du jeune homme. « A la tienne. » Je bus une gorgée de mon cocktail, ne pouvant m’empêcher de sourire en me rendant compte qu’il était très bon. Le subtil mélange des sirops et de la limonade était parfait et ma boisson n’était pas trop sucrée comme cela aurait pu être le cas avec d’autres cocktails.

La vie était réellement étrangement faite. Je n’aurais jamais pensé croiser Wade ici alors que je n’étais pas venu que pour chercher ma petite sœur, essayer de renouer contact avec elle. Même si je me doutais qu’elle m’en voulait pour l’avoir laissé se faire adopter. Je me souvenais de Soraya, elle avait la rancune tenace. Une fois que le serveur nous eut apporté nos verres, on trinqua alors que Wade me demandait si j’étais danseuse, si je donnais des cours. Je hochais la tête un bref instant, me replongeant brièvement dans mes souvenirs avant de soupirer légèrement. « J’étais danseuse à l’opéra de Johannesburg, je faisais du ballet, ma passion depuis ma plus tendre enfance. J’étais encore danseuse étoile il y a un an. Mais en préparant une représentation, j’ai fait une mauvaise chute et je me suis grièvement blessée. Ne pouvant plus pratiquer la danse classique, je me suis reconvertie en professeur de ballet. » C’était déjà bien j’avais envie de dire. J’aurais tout aussi bien pu ne jamais pouvoir remarcher. Après tout, rupture du tendon d’Achille, ce n’était pas une blessure à prendre à la légère mais heureusement, elle avait été prise en charge à temps et correctement. Je n’avais donc que peu de séquelle mis à part les douleurs qui pouvaient parfois me prendre dans le mollet. Tout en buvant tranquillement mon verre, je retournais la question au jeune homme. « Et toi alors, tu fais quoi dans la vie? » J’étais curieuse de savoir ce qu’il pouvait faire comme métier. J’avais quelques idées comme pompier ou encore vétérinaire. Mais je le voyais tout aussi bien être comptable ou travailler dans un bureau. Je ne voulais pas parier sur un métier, j’avais toutes les chances possibles de miser sur le mauvais cheval.

J’avais toujours aimé la danse, surtout la danse classique. Je l’avais découvert petite et je n’avais jamais cessé de m’entrainer, de progresser. Même après le tsunami, j’avais eu la chance que ma famille adoptive soit compréhensive et qu’elle me permette de continuer mes cours. Je n’avais jamais été aussi épanouie que lorsque j’avais mes chaussons de danse. Il ajouta qu’il était désolé pour moi, que j’ai dû arrêter ma carrière. Je haussais doucement les épaules, un petit sourire aux lèvres. « Tu sais, j’aurais de toute façon dû arrêter à un moment ou à un autre. Trente ans, c’est le maximum pour être danseuse étoile et je m’en approche… Mais arrêter sur blessure, c’est difficile. » J’avais eu une rééducation très difficile. Dès que j’avais appris que je ne pourrais plus danser comme avant, je n’avais plus vu l’intérêt de ma rééducation. Il avait fallu toute la volonté de ma mère adoptive pour que je continue. Et aujourd’hui, même si je ne dansais plus réellement, j’enseignais ce que je savais à mes élèves. J’avais rapporté tous les enregistrements des répétitions que j’avais faites et je m’en servais souvent pour expliquer des pas difficiles aux jeunes gens. Je me souvenais encore des yeux émerveillés quand ils avaient compris que c’était moi la danseuse. Le souvenir de cette époque n’était plus douloureux, j’arrivais à me rappeler du bonheur que c’était d’entendre la musique dans l’opéra, les applaudissements et la rencontre avec de hauts dirigeants. J’avais même eu un petit mot de rétablissement de la part de la famille de l’un d’entre eux, cela m’avait à la fois surpris et fait terriblement plaisir. Mais je préférais me focaliser sur le jeune homme en face de moi. Je n’aimais pas parler de moi. Penser à ma vie, pas de problème mais dire que j’avais fait ça ou ça sans que cela n’ait un réel intérêt, non merci. Il me répondit alors qu’il était architecte et je ne pus m’empêcher de sourire. « D’accord. J’imagine que ce doit être un métier très intéressant si on le fait avec plaisir. » Je ne savais pas grand-chose du métier d’architecte, juste que c’était compliqué avec tous ces chiffres et autres normes. Clairement, je n’aurais pas pu faire ça pour gagner ma vie. J’avais toujours détesté les mathématiques et les professions qui utilisaient les chiffres me faisaient peur. Danseuse avait donc été parfait pour moi, même si c’était un métier tout aussi complexe qu’architecte, à une toute autre mesure.

Cela faisait déjà bien longtemps que je n’étais plus triste en repensant à ma carrière de danseuse étoile brisée par une mauvaise chute et une blessure. J’en avais fait le deuil et mon métier de professeur de danse classique m’y aidait beaucoup. Je pouvais continuer à exercer ma passion même si ce n’était pas pareil. Je pouvais encore chausser les pointes et faire quelques mouvements, je devais juste essayer de ne pas le faire trop longtemps et surtout, éviter les sauts. Pour être honnête, je ne suivais pas toujours les recommandations des médecins mais la douleur qui me saisissait à la longue me rappelait que je n’étais plus apte à danser pendant plus d’une heure. Or, la grande majorité des ballets durait 1h15 minimum. Et je ne parlais même pas du Lac des cygnes… Mon ballet préféré était hors d’atteinte avec ses 2h30… Préférant ôter ces pensées douloureuses de mon esprit, je demandais à Wade ce que lui faisais dans la vie et il me répondit qu’il était architecte. Je trouvais que c’était un métier impressionnant, assez similaire à la danse classique par certains côtés. Il fallait tout bien faire correctement pour éviter que quelque chose ne tombe et ne brise des vies. Même si bon, une chute en ballet était moins tragique que l’effondrement d’un bâtiment, je le reconnaissais. Je ne pus m’empêcher de sourire quand il ajouta qu’il était passionné par son métier. Il n’aurait pas eu besoin de me le dire, cela se voyait à la façon dont il en parlait et à son regard. Mais il était vrai que ce devait être parfois frustrant de ne pas pouvoir faire ce dont on avait envie à cause du client, du lieu de construction ou du budget. « Cela se voit que tu es passionné. C’est bien, c’est toujours plus facile de faire un métier difficile lorsqu’on aime ce qu’on fait. » Je connaissais des personnes qui avaient choisi des métiers car leurs parents leur disaient que c’était bien pour eux et qui avaient fini par claquer la porte car ils n’aimaient pas ce qu’ils faisaient. Il ajouta alors qu’il pourrait me montrer ce qu’il faisait si j’avais du temps à perdre et je ne pus m’empêcher de sourire. « Je n’ai que trois cours dans la journée, entre 9h et 17h avec une pause de deux heures pour manger le midi… Donc crois-moi, j’en ai du temps à perdre comme tu dis. Ce sera avec plaisir. Et puis, si tu veux voir à quoi ressemble une école de danse, tu pourras passer si tu le souhaites. » Après tout, s’il acceptait de me montrer ce qu’il faisait, je pouvais bien lui montrer ce que moi je faisais. Et ce n’était pas qu’un simple retour d’appareil, j’avais réellement envie qu’il voit mes élèves, ils étaient adorables. Surtout les petits danseurs de 8-9 ans, ils étaient très mignons et me regardaient comme si j’étais leur héros préféré.

J’étais contente que Wade me propose de passer du temps avec lui, même si c’était pour me montrer ce qu’il faisait dans le cadre de son travail. Je ne pouvais pas dire que je connaissais beaucoup de monde en ville, à part lui et le propriétaire du salon de danse. J’étais donc bien contente qu’il ait envie de passer du temps en ma compagnie, je ne me retrouverais pas seule dans une ville inconnue. Et qui sait, peut-être qu’au détour d’une sortie, je rencontrerais quelqu’un qui serait au courant d’où je pourrais trouver ma petite sœur. Il ajouta que l’on devrait trouver un moment pour ça sur nos pauses repas respectives et je hochais la tête en souriant. Il avait raison, ce serait plus facile pour lui comme pour moi d’être libre. Car même si je ne donnais que trois cours dans la journée, je passais bien plus de temps à l’école de danse à travailler mes chorégraphies ou même à entretenir ma propre souplesse. Je quittais donc assez tard la salle où je donnais mes cours, rentrant directement chez moi car j’étais fatiguée. J’espérais bien d’ailleurs pouvoir accueillir le jeune homme un jour même si, comme il me le confirma lui-même, ce serait plus difficile étant donné qu’il travaillait quand je donnais mes cours. « Il y a toujours du monde à l’école de danse. Moi-même, je suis présente même quand je ne donne pas de cours. Je ne pars pas avant la fin d’après-midi, début de soirée. » En même temps, je me fichais de mes horaires, personne ne m’attendait chez moi. Je n’avais pas de petit ami, pas d’enfant, pas d’animaux de compagnie… A quoi bon étant donné que je ne comptais pas m’attarder en ville une fois le contact renoué avec ma petite sœur. Mais je ne pouvais pas nier que je pourrais tout à fait décider de rester en ville si je venais à trouver quelqu’un qui ne voudrait pas quitter Fadden Hills.

J’étais réellement curieuse de voir ce que pouvait faire Wade dans son travail, les bâtiments qu’il avait pu dessiner, ceux qui étaient déjà construits et ceux en cours de construction. J’étais réellement intéressée par son métier, ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait découvrir le métier d’architecte. Je n’en connaissais que ce que les films et séries pouvaient en laisser voir et souvent, certains métiers étaient idéalisés. Je me doutais que tout n’était pas rose et j’espérais pouvoir revoir bientôt Wade pour qu’il me fasse découvrir tout cela. Ce serait également une excellente façon de découvrir la ville et pourquoi pas, de faire de nouvelles rencontres. « Super, faisons ça. » J’étais contente, j’allais avoir le numéro du jeune homme dans mon téléphone. Après, il ne serait pas non plus question de le harceler de message. Déjà parce que cela ne me ressemblait pas mais également parce qu’il était marié. Je me contenterais de répondre aux messages qu’il m’enverra, ne voulant pas être accusé de vouloir briser son couple. Non pas que je pense que cela soit possible avec Wade mais je ne connaissais pas son épouse alors je préférais ne prendre aucun risque. Je sortis mon téléphone et on échangea donc nos numéros. Sacrée journée, bien remplie en tout cas. Même si j’avais été de repos, je ne pouvais que me féliciter d’avoir été à la salle de sport. J’avais pu revoir Wade, prendre de ses nouvelles et voir qu’il semblait aller bien mieux que la fois où nous nous étions rencontrés. En même temps, ce n’était pas bien difficile.